Bertrand Jelensperger : « Dieu, mon meilleur « business plan » »
L’entrepreneur, cofondateur de La Fourchette, raconte comment Jésus a bouleversé ses priorités. Finie la consommation automatique et un modèle de développement économique basé sur l’usage des ressources, il choisit, dans la prière, l’écologie intégrale.
Par Emmanuelle Ollivry
Publié le 26/04/2024 à 13h45, mis à jour le 26/04/2024 à 13h45 • Lecture 8 min.
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• LÆTITIA D’ABOVILLE POUR LA VIE
« Ma chère Asara, malgré tes 15 ans, tu dois quitter tes fragiles sécurités, ton maigre gagne-pain, ton village, écrasé par la sécheresse, pour courir les routes malgaches, sans destination. Je me dois de changer mon mode de vie, qui provoque ta misère. »
Cette lettre, je l’ai rédigée dans ma tête à une migrante climatique, inspirée des réalités que j’ai découvertes tardivement, au moment où je choisissais la radicalité de l’Évangile. Désormais, je mesure chacun de mes actes à l’aune de cette jeune fille. Car l’écologie, c’est avant tout préserver l’homme dans son environnement, l’âme dilatée de charité, et non se passer de lui. J’ai mis des années à le comprendre.
Je veux devenir entrepreneur
Au berceau, je reçois un joyeux mélange. Baptisé, autant dans l’Église catholique que dans la foi en une réussite sociale intimement liée à l’excellence académique, je suis dépositaire d’un modèle familial fort. Un grand-père polytechnicien, un autre passé par HEC, incarnent la route esquissée, même si notre fratrie de quatre jouit d’une grande liberté. Au primaire, mes parents m’inscrivent au catéchisme. C’est là que je rencontre Rezel Toulouse. Semaine après semaine, elle plante en moi les graines de Jésus. Juchée sur un vélo antédiluvien, elle arrive toujours le cœur grossi de mots galvanisants qui nous engagent. Quand elle raconte la vie du Christ, son amour pour chacun, je sens que c’est pour moi. La vocation de l’homme à l’amour se dessine dans mon âme d’enfant. Je ne remettrai plus jamais en question le fait que choisir le bien rend heureux.
Pour autant, quand arrive l’adolescence, je préfère le sport à l’aumônerie et relègue la messe aux occasions spéciales. Dans mon lycée public de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), être catholique n’est pas la norme. Ma priorité se trouve ailleurs. Je veux devenir entrepreneur. Mes yeux brillent devant Jacob, ce juif marocain, papa d’une amie, qui commence en France comme cireur de chaussures dans le métro, puis monte sa boîte, alors de 5 000 salariés. J’intègre à mon tour HEC, fonde ma première entreprise, Boursipoly, puis ébauche la deuxième, La Fourchette. La mayonnaise prend. J’emménage à Paris, dans une coquette maison du 15e arrondissement, au portail bleu Majorelle.
Dieu au tournant
Entre-temps, je vis un premier choc, lors d’un voyage humanitaire en Inde, organisé par des étudiants d’HEC. Frais émoulu de ma première année, je pars pour quatre semaines de chantier dans un village, sans trop réaliser ce qui m’attend. Dans la gare de Bombay, un cadavre gît sur un banc. Autour, des bidonvilles s’étendent à l’infini, chapelets de gourbis sombres et nauséabonds. Cette réalité me saute à la gorge. Pourquoi de telles disparités ? Quelle est ma part de responsabilité ? Comment les habitants peuvent-ils encore sourire ? Cette expérience bouscule mon rapport au temps, à la mort, aux choses.
Ma dernière année d’étude se déroule à New York, où je rencontre celle avec qui je suis marié depuis 25 ans, Eva, française étudiante à la Columbia University. Une nuit, sur les escaliers de secours de l’East Village, nous découvrons à quel point nos projets de vie se rejoignent. Bon, elle a été baptisée à 18 ans et insiste pour un mariage à l’église ? Très bien, si ça lui fait plaisir. Je n’imagine pas que Dieu m’attend au tournant. À Paris, notre première fille voit le jour et nous rencontrons des personnes généreuses, à l’écoute, lors de la préparation au baptême dans l’église Saint-Nicolas-des-Champs. Notre curé nous sollicite à notre tour pour accompagner les parents désireux de faire baptiser leur enfant. Malgré un fort syndrome de l’imposteur – ma foi fait la taille d’un microbe – nous acceptons. Il sait, ce prêtre, que la mission est une voie de conversion. Et nous nous engageons de plus en plus pour notre paroisse.
Ma tour d’ivoire se lézarde
À cette époque, je vends La Fourchette à l’entreprise américaine TripAdvisor, qui me demande d’en garder la présidence et de développer une autre activité pour eux, autour de la restauration. Nous avons quatre filles et toute la famille déménage aux États-Unis. Notre train de vie bondit : une maison de 400 m2 dans la banlieue chic de Boston, une grosse voiture, de beaux voyages. Nous prenons des cours de cuisine sur les toits de La Havane ou privatisons un bateau pour observer les dauphins au large du Mexique. Le confort matériel assoupit mes belles intentions, mais Dieu continue de frapper à ma porte.
Lors d’une visite en famille du Centre national pour les droits civiques et humains d’Atlanta, je suis saisi par deux histoires. La première évoque l’effondrement d’une usine au Bangladesh. L’événement tue 3000 personnes mais ne fait l’actualité qu’une petite semaine, contrairement à l’attaque du World Trade Center et ses 2753 morts. Pourquoi une telle différence de traitement ? La seconde dénonce la récolte de fleurs bourrées de pesticides, cueillies en Amérique du Sud par des jeunes filles de 12 ans, qui succombent à des cancers dès 30 ans. Le genre de bouquet que j’achète à ma femme… Je commence à pointer l’indifférence qui anesthésie mon âme. En parallèle, le documentaire le Pape François, un homme de parole, me pique au vif. Il évoque la « radicalité de l’Évangile ». Radicalité ? Je me suis toujours un peu arrangé avec la parole de Dieu – ça, je prends, ça je laisse – alors que le message du Christ est un. On n’y fait pas son marché au gré de nos réticences. Ma tour d’ivoire se lézarde.
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Au même moment, Eva et moi organisons un parcours Zachée, une approche accessible et concrète de la doctrine sociale de l’Église, qui donne des outils pour une vie plus unie. Lors de la dernière séance, une phrase me percute au cœur : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison » (Luc 19, 5). Le monde s’arrête. Une joie pure entre à flots dans tout mon être. Quelque chose se débloque. Je comprends alors que le Seigneur, en bon manager, me propose d’inverser les priorités pour avancer : lui et les autres d’abord, moi ensuite. Et cette sensation n’a rien d’intellectuel.
Quelques mois après, je quitte TripAdvisor et nous décidons de rentrer à Paris en famille. Je désire me consacrer à des projets qui s’attaquent aux vrais problèmes du monde : crise environnementale, inégalités sociales, etc. Je rejoins alors l’aventure Mûre, des restaurants à l’écosystème respectueux de chacun : biodiversité, santé des clients et bien-être des collaborateurs. Nous cultivons nous-mêmes fruits et légumes, dans nos fermes à proximité. Nous les transportons en véhicules électriques et les déchets organiques retournent nourrir le sol de la ferme.
Inversion des priorités
Avec Eva, nous adoptons un mode de vie plus sobre, par charité pour les victimes de la crise climatique, mais aussi pour quitter notre bulle dorée, qui participe à la polarisation du monde. Exit les voitures, voyages en avion, objets neufs. Bonjour le vélo, le train et la seconde main. Nos quatre filles approuvent, même si ça demande un vrai changement de paradigmes et génère quelques combats. Par exemple, à Noël, nous voulions leur faire découvrir l’Andalousie. En optant pour le train, puis la location de voiture électrique à recharger toutes les deux heures, nous avons passé quatre jours dans les trajets et provoqué quelques grincements de dents !
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Quant à développer des entreprises différemment, cela nécessite davantage d’énergie. Il faut accepter des contraintes supplémentaires, notamment de coûts, pour rémunérer au plus juste ses collaborateurs, cuisiner bio toute l’année… tout en gardant de la trésorerie. Certains jours, les questions peuvent poindre. Ça aurait été tellement plus facile de ne pas prendre de risque en lançant de nouvelles initiatives et de vivre de mes rentes !
Une vraie vie de prière
Mais, dans ces moments-là, l’Esprit saint vient à ma rescousse. Un jour de fatigue plus intense, je m’interroge. Est-ce que je fais bonne route ? J’ouvre ma bible et tombe sur ces versets de l’Évangile de saint Luc : « La moisson est abondante mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales » (Luc 10, 2-3). Je comprends que, même quand c’est dur, je dois poursuivre mon travail, avec Lui, en m’appuyant sur sa force.
Je ne peux pas chambouler mon existence avec, pour seules ressources, mes petits bras. Sans une vraie vie de prière, j’en suis incapable. Aujourd’hui, je commence toujours ma journée par consacrer 30 minutes au Seigneur, dès le réveil. Je lui demande d’habiter ma journée et lui pose des questions précises. Une méthode assez efficace pour obtenir des éclaircissements, couplée à une pratique régulière des sacrements – messe, confession. Sur le papier, ma vie n’a pas changé depuis mon retour à Paris. J’étais et je suis toujours un entrepreneur marié, avec quatre enfants. Pourtant, Dieu l’a transformée de l’intérieur. En mieux !
Les étapes de sa vie
1975 Naissance à Paris.
1995 Entre à HEC.
1999 Mariage puis naissance de ses filles en 2001, 2003, 2006, 2009.
2000 Création de sa première entreprise, Boursipoly.
2006 Débuts de La Fourchette.
2016 Déménagement à Boston.
2021 Départ de La Fourchette (The Fork), retour à Paris, lancement de 2 Tons club (https://2tons.club/) et développement de Mûre.
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Carte blanche à Bertrand Jelensperger
L’écologie : passer du rouge au vert
Vous vous souvenez du film Matrix ? Le personnage principal doit choisir entre une pilule rouge ou une bleue. La bleue le ramène dans le faux confort d’une vie simulée par la Matrice. La rouge lui donne accès à la vérité, sans retour en arrière possible. Avec ma femme Eva, on a opté pour la rouge et les trois problèmes majeurs du monde nous ont sautés aux yeux : la crise environnementale et ses phénomènes climatiques exacerbés par nos émissions de CO2 ; la crise sociétale et ses écarts exponentiels entre riches et pauvres ; la crise du capitalisme, de plus en plus orienté vers la création de valeur financière, sans prendre en compte les externalités environnementales, malgré les alertes des scientifiques.
Notre bilan carbone
Sans doute la planète survivra-t-elle. Elle a déjà connu des réchauffements climatiques. Mais l’humanité ? Dieu nous demande d’en prendre soin, autant que de la terre. Si l’impact de mon mode de vie vide un village malgache de ses occupants, à cause de la sécheresse, où est la charité ? L’écologie intégrale prend en compte l’homme autant que les ressources de notre planète.
Dans cette idée, j’ai lancé le club « 2 Tons », une sorte de Weight Watchers pour réduire, non pas nos calories, mais nos émissions de CO2. Il s’agit d’une application gratuite, aconfessionelle et apolitique. Vous obtenez votre bilan carbone, des informations concrètes sur la consommation responsable, et une entraide précieuse pour tenir dans le temps. Aujourd’hui, chaque Français émet dix tonnes de CO2 par an. L’objectif est de passer à deux, pour mettre fin au réchauffement climatique. On peut commencer par consommer moins de viande rouge – la plus coûteuse en CO2 – conduire de manière plus souple ou réduire la température l’hiver. On gagne déjà plus d’une tonne. Viser la sobriété économique m’a ouvert à une joie durable. En gardant « l’avoir » à sa juste place, je me suis doucement détaché de la volonté de possession. Ça vous dit de me rejoindre ?
1 commentaire
Sabine · 7 mai 2024 à 18h57
Article très intéressant, car il aborde tous les aspects de la vie, transformée par une conversion écologique et intérieure